Vous êtes beaux.
Je le dis sans démagogie, sans complaisance aucune, mais pour énoncer une vérité qui a son importance : vous êtes beaux. S’il y a un seul cadeau que m’a fait ce métier, c’est bien celui-là — celui de déceler la beauté des gens et de pouvoir m’en émerveiller jour après jour.
Mais bien sûr, je lis aussi vos hésitations, vos complexes et vos dérobades, qui répandent leurs assauts de vulnérabilité partout sur vous. Alors je me suis dit que j’allais vous écrire une lettre. Dans le feu de l’action, engoncée dans mon costume de photographe bien élevée, il serait malvenu de vous dire l’exaltation et la fascination sans cesse renouvelée. Et pourtant…
Vous ne le savez pas, sûrement, mais parfois il m’arrive de vous entendre rire et de traverser à la hâte toute une pièce pour immortaliser cet éclat. Parfois, je me précipite parce qu’à quelques mètres de là, la lumière s’est posée d’une manière si jolie sur votre visage que je ne supporte pas l’idée de n’en garder aucune trace. Je me gave de toute cette beauté, et j’en profite : c’est autorisé.
Quelques minutes, quelques heures plus tard, je sais que je rangerai mon boîtier, je regarderai mes chaussures et je m’engouffrerai dans le métro en évitant de croiser le moindre regard. Les années parisiennes me l’ont appris : on se fait invisible, on rend les autres invisibles, pour s’attirer le moins d’ennuis possible. Et puis, aussi, je ne veux pas déranger. Je refuse de récolter mes images au prix de l’intrusion, de capturer le malaise en même temps que le portrait.
Les photos volées, je les fais avec mes yeux, furtivement, parfois, quand je l’ose. Mais je n’en garde rien d’autre que la mémoire.
Alors vous pensez bien : quand je suis payée pour ça, je ne me prive pas. À l’abri de mon Reflex, je détaille l’ourlé de vos bouches et la brillance de vos yeux, le scintillement de votre peau et l’harmonie de vos gestes. Et je suis toujours émerveillée. Votre plastique atteint des sommets d’abstraction, loin des canons et du papier glacé, pour n’être que de la matière brute que la lumière vient souligner. Et, je vous le jure, c’est à couper le souffle.
Je continue à suivre, à la lisière de mes cils, l’étrange harmonie de vos conversations et déplacements. Le séduisant ballet des petits groupes qui conversent, leur rythme propre. Une part de moi, à l’affût, guette les apothéoses et les recueillements, tentant de percer le mystère des motifs et des refrains de vos rencontres. De temps à autre, un petit miracle dans ma bulle de photographe : je pressens, un minuscule instant à l’avance, les sourires et les effusions. Je déclenche, et une vague de bonheur m’envahit.
Parfois, quand je travaille dans des soirées bondées, certaines personnes grimacent en me voyant approcher. « Prenez plutôt en photo Bidule, il est connu
» ou « il y a plein de jolies jeunes filles ici, ne vous occupez pas d’un vieux machin comme moi ». Sauf que non. Si je suis là, devant cette personne, à ce moment précis, c’est que quelque chose en elle m’a touchée. Et vous savez quoi ? Figurez-vous que chaque individu qui passe devant mon objectif, dégage, à un moment ou à un autre, cette espèce de feu sacré complètement bouleversant.
Malheureusement, il arrive que la photo refuse d’imprimer mon émerveillement. Alors je m’acharne, je refuse que l’image reste muette face à la beauté. C’est généralement le moment où on s’aperçoit de ma présence, et où on m’alpague.
Dans les mots légers, les plaisanteries et les boutades, je sens souvent l’angoisse de se voir voler une représentation mensongère de soi. Et je le comprends tellement bien. Mais là non plus, je ne peux pas m’épancher et raconter toute la bienveillance que je ressens pour mon sujet. Ce ne serait pas sérieux, ce ne serait pas normal, ce serait déplacé dans cette soirée où tout le monde s’amuse et où je suis, d’ores et déjà, une intruse.
Ce n’est pas vraiment le moment, non, de vous dire que votre fragilité est magnifique. Ni que le masque auquel vous vous cramponnez est aussi beau, touchant et révélateur que ce qu’il cache. Ce n’est pas le moment, alors j’essaie de me faire toute petite, de redevenir invisible… Et je vous prends en photo.
Heureusement, dans une lettre, tout est différent. Dans une lettre, je peux vous dire de vous détendre, de ne plus vous inquiéter. Que nous ne sommes, tous, qu’une somme d’egos blessés. Vous savez, moi non plus, je n’aime pas ces trahisons photographiques, ces monstruosités qui figent une expression en un rictus fou. Je ne les aime ni pour moi… Ni pour les autres. Alors, je m’occupe de tout.
Dans une lettre, je peux donc vous écrire que je ferai le nécessaire. Que je ne vous veux que du bien. Vous conjurer de m’oublier et de replonger dans vos occupations, comme si je ne m’étais jamais approchée. Effacez-moi de votre mémoire pendant que je construis la vôtre…
…car c’est comme ça que vous êtes les plus beaux : vivants.
Vous pouvez retrouver le travail de Chloé Vollmer-Lo sur son site et son blog.
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Les Commentaires
Et c'est pourtant la première fois que j'ose commenter.
Ta lettre est magnifique, je l'ai relu plusieurs fois. Je crois être de ceux qui pensent et ressentent à la limite de l'excès et j'ai peur d'avoir été ce soir d'humeur trop émotive pour réagir de manière commune ...
Tu nous as offert quelque chose de doux, autant dans les images que dans les mots. J'en ai eu les larmes aux yeux et je t'en remercie.