Pourquoi la modération des réseaux sociaux est-elle si nulle ? Suis-je accro à mon smartphone ? Pourquoi se sent-on moche sur les réseaux sociaux ? Ces questions, la journaliste Lucie Ronfaut a eu envie d’y répondre à travers Internet aussi, c’est la vraie vie !, qui vient d’être publié aux éditions La Ville Brûle.
Un petit livre, court et pédagogique — et pour ne rien gâcher, illustré par la formidable Mirion Malle. On a rencontré Lucie Ronfaut-Hazard, pour parler avec elle de cet essai vivifiant et très accessible.
Interview de Lucie Ronfaut, autrice d’Internet aussi, c’est la vraie vie !
Madmoizelle : D’où est venu ce projet d’écrire un livre sur internet destiné à un public jeune ?
Lucie Ronfaut : C’est venu de la maison d’édition La Ville Brûle, avec qui j’avais déjà travaillé sur un roman, Les règles du jeu, publié en 2021. Mon éditrice trouvait que la manière dont je parle du numérique, dans mes articles et dans ma newsletter Règle 30, pouvait être adaptée à un public plus jeune.
Je trouvais ça intéressant car dans mon travail, je touche deux types de public — un qui s’y connait, un autre qui s’y connaît moins, mais globalement ce sont des adultes. J’avais envie de profiter de cette occasion pour réfléchir à mes propres clichés sur les pratiques numériques des jeunes, m’y confronter et pouvoir les dépasser.
Quel genre de clichés ?
Comme tout le monde, je suppose que les ados sont plus à l’aise avec le numérique qu’ils ne le sont vraiment.
On a tendance à confondre le fait d’être beaucoup sur Internet et le fait de comprendre comment Internet marche. Les ados sont beaucoup sur Internet, les adultes aussi, mais leurs pratiques sont plus médiatisées que les nôtres, on a tendance à croire qu’un ado est un geek inné.
Dans ma vie personnelle, je suis amie avec pas mal de profs, de bibliothécaires, et je savais déjà que ce n’était pas tout à fait vrai. Quand j’ai travaillé sur ce bouquin, j’ai réalisé que vraiment, les ados ne s’y connaissent pas plus que nous dans la manière dont fonctionne Internet — et c’est normal ! Ils ne sont pas bêtes, c’est simplement que c’est très compliqué de comprendre comment marche le Web aujourd’hui.
Pour autant, on ne donne pas trop de conseils aux ados, quand on veut les accompagner sur Internet. On le fait par la menace ou par le danger : on va dire « attention, sur internet, ne mets pas ton numéro de téléphone, ne mets pas ta photo, attention au revenge porn, attention au cyberharcèlement ».
Ce sont des vraies menaces que je ne vais pas sous-estimer, mais on n’aborde jamais le Web d’une manière optimiste, en reconnaissant aussi la place qu’a le web dans la vie de ces jeunes, comme dans la notre.
C’est drôle car la façon dont tu dis qu’on aborde les dangers du Web ressemble finalement à la façon dont on aborde l’éducation sexuelle : on va parler de contraception et d’IST, mais jamais du plaisir.
C’est hyper intéressant, je n’y avais pas pensé. S’il y a une différence, c’est qu’on a tendance à penser que le Web et les nouvelles technologies appartiennent aux techniciens et aux techniciennes.
Beaucoup de gens ne se renseignent pas trop sur comment fonctionne le Net parce qu’ils pensent qu’ils vont pas comprendre, et je pense que c’est faux. Je crois au contraire que les nouvelles technologies appartiennent à tout le monde, qu’on soit un gars de la start-up nation ou juste une personne avec un smartphone. La connaissance envers le numérique doit être démocratisée.
Le livre est présenté comme un essai jeunesse, mais j’y ai appris des choses, et je vois tout à fait des chapitres que je pourrais faire lire à des personnes plus âgées comme mes parents.
Oui, j’avais envie de créer un dialogue. Évidemment j’adopte un ton pour m’adresser aux jeunes, mais les questions abordées sont très universelles.
Il y a des enjeux qu’on croit très liés aux ados — typiquement le sujet du revenge porn. Oui ça nous fait peur pour les collégiennes et les lycéennes et c’est normal, c’est un vrai sujet, mais c’est un sujet dont on doit s’inquiéter pour les femmes plus âgées aussi. Les adultes doivent s’y intéresser pour pouvoir mieux en parler aux ados.
On a besoin d’un dialogue. Dans les pratiques numériques, on est beaucoup dans un affrontement : d’un côté les ados caricaturés comme des crétins numériques, accros aux réseaux sociaux et incapables de comprendre comment ça fonctionne, de se protéger, de l’autre côté, on va avoir un regard négatif sur les pratiques des personnes plus âgées, en disant que ce sont des boomers qui ne comprennent rien.
Toute la société a grandi avec le Web. L’aisance avec le numérique est de moins en moins corrélée avec l’âge qu’on a et je pense qu’elle dépend de plein d’autres facteurs. Le fait de parler bien et simplement du numérique peut être utile à plein de gens.
Le livre s’appelle Internet aussi, c’est la vraie vie ! , c’est une façon de casser un peu ce discours parfois adressé aux personnes qui subissent du harcèlement en ligne et auxquelles on dit « déconnecte, et tu n’y penseras plus » ?
Je vais faire une confidence : je suis nulle en titres d’habitude, mais là, dès qu’on a commencé à travailler sur ce projet, je l’avais en tête.
C’était vraiment important d’associer Internet et la vraie vie, parce que quand j’ai commencé à réfléchir à mon propre rapport au Web quand j’étais ado – même si évidemment les pratiques que j’avais à 13 ans ne sont plus les mêmes que celles d’aujourd’hui –, le regard n’a pas beaucoup changé, les critiques des adultes sont un peu les mêmes.
J’étais une ado qui allait beaucoup sur Internet, qui passait son temps sur les forums, je me faisais beaucoup de copains en ligne, et mes parents me disaient « décroche : tes amis sur Internet, c’est pas tes vrais amis, c’est pas la vraie vie ». Ça me vexait beaucoup quand j’avais 13 ans. Et en grandissant, Internet a toujours fait partie de ma vie comme de la vie des gens autour de moi.
Cette distinction entre « vraie » vie physique et « fausse » vie sur Internet, ça me paraissait absurde quand j’étais ado, et ça me parait encore plus absurde aujourd’hui. Et pourtant, c’est un discours très prégnant.
Effectivement, tu cites l’exemple du cyberharcèlement : le fait de dire à une victime « ne réponds pas aux trolls , débranche et ça ira mieux dans une semaine », c’est passer complètement à côté de la réalité de cette violence. Je trouve qu’on minimise encore beaucoup, à la fois la réalité des choses positives qui peuvent se passer sur Internet, mais aussi la réalité des choses négatives.
Il y a eu des sujets difficiles à vulgariser, ou même que tu as hésité à traiter ?
Il y a deux chapitres où j’ai été très prudente : celui sur la cancel culture, un sujet qu’on voulait aborder avec ma maison d’édition, car très présent dans les médias.
Pour moi c’était important d’avoir un regard nuancé sur cette question ; comme je l’explique, à titre personnel, je crois que c’est un concept qui ne veut plus dire grand chose, je crois aussi qu’il s’est popularisé parce qu’il s’ancre dans des réalités de notre vie numérique, la peur du cyberharcèlement, le problème du droit à l’oubli. C’est important d’en parler aux ados. Je voulais donner les clefs de compréhension, pas forcément mon opinion, donc l’idée c’était de les accompagner là-dessus.
Et le second sujet, c’est le revenge porn. L’un des sujets qui revient souvent avec des profs, des bibliothécaires, ou même des parents, c’est les nudes. Dans ce chapitre, je ne voulais pas verser dans le côté « attention danger », mais en même temps, c’était impossible de ne pas l’évoquer. Le revenge porn, on ne peut pas en parler vite fait : c’est une vraie violence, c’est un vrai problème de société, qu’on a vraiment tardé à prendre au sérieux.
On est encore beaucoup dans la culpabilisation des victimes, on va reconnaitre la violence du revenge porn mais dire aux filles « la prochaine fois, envoie pas une photo de toi nue à ton petit copain et ça t’arrivera pas » — ce qui pour moi est une double violence terrible imposée aux victimes.
Une jeune fille qui envoie une photo d’elle dénudée à son copain ou sa copine, c’est une jeune fille qui exprime sa sexualité avec les outils qu’elle a. Le fait de vouloir s’exciter dans un couple au travers de photo ou de représentation de nu, ça a rien de nouveau, ça ne date pas des smartphones. J’ai donc été très prudente, pour déculpabiliser sans minimiser le danger.
Est-ce qu’il y a un chapitre auquel tu tenais particulièrement en écrivant le livre ?
C’est davantage un thème transversal dans le livre : celui de la neutralité des algorithmes. C’est important d’expliquer que tous les algorithmes, de recommandation, de tri, tout ce qui sous-tend nos réseaux sociaux et nos plateformes aujourd’hui, ne sont pas neutres, ils sont politiques et ils sont économiques.
C’est un sujet dont on a très peu conscience, adultes comme ados, et ça transparait dans pas mal de chapitres — quand je parle du racisme ou du sexisme sur internet, par exemple.
Pourquoi on ne voit pas de personnes grosses sur Instagram ? C’est parce que notre société est grossophobe, mais aussi parce qu’Instagram a construit un algorithme qui a tendance à mettre en avant un certain type de personne.
Tous les internautes ne sont pas égaux et égales sur Internet : être une femme, être une personne racisée, être une personne LGBTQI, c’est ne pas être traitée de la même manière à la fois par les autres internautes, comme par les algorithmes. Et que construire une société plus juste, c’est aussi réfléchir à rendre le Web plus juste.
C’est une bonne base d’éducation au numérique, est-ce que tu vas justement faire des rencontres ?
C’est prévu, dans des médiathèques et bibliothèques. Mon but, c’est aussi de faire vivre ce livre et de créer des discussions (si les profs ou bibliothécaires me lisent !).
Internet aussi, c’est la vraie vie, de Lucie Ronfaut-Hazard et Mirion Malle, 12€
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