Article publié le 11 juillet 2014 — Nous avons dû interpeller la modération de jeuxvideo.com à plusieurs reprises au cours des dernières semaines, parce que des membres, visiblement froissés par certains de nos articles, tenaient des propos insultants vis-à-vis des auteures et des filles qui les commentaient.
Ce fut notamment le cas autour de l’article analysant le traitement médiatique du tueur misogyne Elliot Rodger.
La semaine dernière, ce sont des victimes ayant témoigné sur le tumblr harcelementderue qui ont été prises pour cible.
Le harcèlement, cette bonne blague
Le harcèlement de rue, cette épuisante banalité, reste toujours un mythe aux yeux de ceux qui ne l’ont jamais subi, ceux qui restent persuadés que les filles devraient s’estimer heureuses, flattées, et même reconnaissantes lorsque des hommes leur prêtent attention dans la rue.
Alors forcément, quand « les féministes » se mobilisent pour dénoncer la banalité et la fréquence de ces intrusions, pour mettre en avant l’humiliation profonde ressentie, ceux qui n’y voient qu’une légende urbaine prennent la mouche.
Une poignée d’internautes visiblement vexés de l’initiative du tumblr harcelementderue.tumblr.com a entrepris — grâce à un topic créé sur jeuxvideo.com — de détourner les photos publiées, à base de messages à caractère sexuel, de body shaming en tous genres, de transphobie, d’homophobie.
Ces détournements insultants envers les filles qui ont témoigné sur le tumblr ont choqué. Les comptes twitter qui partageaient ces photos ont été signalés massivement par tou•te•s ceux et celles qui ont été touché•e•s par ces montages haineux.
La créatrice du tumblr original a appelé au signalement des auteurs de ces détournements, et indiqué que les filles concernées préparaient une plainte :
L’appel à signalement a été relayé entre autres par Anne-Charlotte Husson, la taulière de Ça Fait Genre. (Par respect pour les filles dont les photos ont été utilisées, nous ne diffusons pas ces montages.)
Sur le forum de JVC, cet appel a été vécu comme une déclaration de guerre. Les hostilités ont alors été dirigées contre Anne-Charlotte, et d’autres comptes twitter de féministes, de façon organisée.
« [FEMINISTES] Il faudrait faire un RAID »
On assiste à des appels aux raids :
La création des fameux bots destinés à spammer des cibles désignées s’organise rapidement sur le forum, toujours sans entrave de la modération à ce stade :
Ces agissements sont parfaitement hors charte de leurs forums : les appels au raid et au spam ne sont théoriquement pas tolérés sur jeuxvideo.com.
# Opération Silence Féministes
Les effets sont rapidement constatés sur la page Facebook de madmoiZelle :
Tel un artiste, notre troll a signé son oeuvre. Pour la postérité, sans doute.
Suivant l’appel, plusieurs utilisateurs se sont créés des comptes twitter, histoire d’aller en découdre avec « les féministes ». La création la plus notable reste le compte « Silence Féministes », par « Juste un type qui en a ras-le-cul de l’hypocrisie et du sexisme féministe ». Morceaux choisis :
Il y aurait de quoi remplir un bingo avec l’ensemble des tweets, mais on a d’autres chats à fouetter.
Quand JVC échappe aux modérateurs
La modération a eu beaucoup de mal à réagir durant le week end, à en juger par les nombreux tweets d’Anne-Charlotte Husson, prise à partie sur le forum des 18-25 ans. Elle a régulièrement interpellé les modérateurs en mentionnant le compte twitter officiel de JVC.
Mais ses réclamations semblent tomber dans l’oreille d’un sourd, puisqu’aux dires mêmes d’un des modérateurs membre du forum, la modération – ou plutôt son absence – « est soutenue à fond par les admins ». Voici d’ailleurs un message posté par un modérateur qui laisse songeur :
Les pseudos en rouge identifient les membres modérateurs.
Vraiment, Jeuxvideo.com, vous soutenez « à fond » ce genre d’initiatives ?
Depuis, les topics servant à organiser « la riposte » aux féministes ont été supprimés.Ils s’organisent désormais en privé.
Christophe Henner, directeur marketing de jeuxvideo.com, a accepté de nous répondre par téléphone. Pour lui, le problème est profond et ne peut pas être réglé par la suppression systématique des topics :
« Nous avons mis en place un travail de fond depuis plus d’un an maintenant, pour lutter contre ces propos. Il faut savoir qu’il y a un an, les services de police nous adressaient une dizaine de requêtes par jour, suite au signalement de propos racistes et d’incitation à la haine. Nous sommes tombés à une requête par jour, en moyenne.
Les forums 15/18 et 18/25 sont ceux qui posent le plus de problèmes, effectivement. Nous avons mis en place une équipe de modérateurs permanents, ouverts à la discussion, qui interagissent avec les membres pour faire de la pédagogie ».
Internet n’est pas une zone de non droit
Ce qui interpelle dans le déroulement de ces événements, c’est le sentiment d’impunité totale de certains membres du forum, y compris de certains modérateurs.
Avec toujours en rouge, le pseudo d’un modérateur
Ce qui se passe sur Internet semble rester à leurs yeux dans le domaine du virtuel. Or ce sont des menaces concrètes qui ont été publiées, ce sont des actes légalement répréhensibles qui ont été perpétrés.
Faisons un bref point sur la liberté d’expression, principale ligne de défense invoquée par les harceleurs pour justifier leur bon droit à parodier le tumblr harcelementderue, insulter et menacer « les féministes ».
La Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comporte un chapitre intitulé « des crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication », qui dispose justement des sanctions encourues pour des appels à la haine :
« Seront punis [d’un an d’emprisonnement et/ou de 45 000 euros d’amende] ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l’égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal. »
Et oui, « tout autre moyen de publication », ça concerne aussi Internet. Un utilisateur de Twitter en a eu la confirmation lorsqu’il a été condamné pour avoir appelé au viol de la journaliste Rokhaya Diallo.
Mais certains modérateurs semblent complètement inconscients des responsabilités pénales engagées par la nature des propos publiés sur le forum dont ils ont la charge. Ainsi, ce message hallucinant de l’un d’entre eux, pour qui il faut « éviter de tout ramener à la loi » si on veut « être pris au sérieux ». Ah vraiment ?
Nous avons demandé à Christophe Henner des précisions sur la manière dont les modérateurs étaient choisis, et surtout s’ils étaient formés :
« Les communautés s’organisent entre elles, ce sont elles qui choisissent leurs modérateurs, par divers moyens : élections, cooptations, le mode de désignation varie selon les forums.
Question formation, on n’en faisait pas avant, mais nous en mettons en place petit à petit. Elles consistent essentiellement en une synthèse juridique de la législation sur Internet en général, sur les conséquences juridiques de la tenue de propos injurieux et d’appels à la haine.
On est en train de faire des « packs d’accueil» pour les nouveaux modérateurs. Souvent, ce n’est pas une question de mauvaise volonté, mais plutôt une méconnaissance du cadre juridique, et notamment en matière de responsabilité.
Au-delà de la responsabilité juridique de l’hébergeur, on les sensibilise à leur responsabilité juridique en tant qu’utilisateur. On continue de leur expliquer que les propos tenus sur Internet ont des impacts et des conséquences concrètes et réelles. »
Pas sûr que ces mesures suffisent à endiguer rapidement le problème. De l’aveu même du directeur marketing de jeuxvideo.com :
« Ils sont quatre cents modérateurs, il est difficile de toucher les quatre cents de manière efficace. On travaille à un système de notification pour la transmission de messages importants auprès de la communauté. »
Des suites judiciaires en cours
Contrairement à ce que semble penser la poignée de raideurs anti-féministes, le droit n’est donc pas de leur côté.
Un petit groupe d’internautes a notamment pris à partie une jeune femme : ils ont trouvé ses coordonnées sur Internet (dont son adresse postale et son numéro de fixe), les ont publiées sur le forum en incitant les membres à la harceler.
Elle a déposé une main courante et envisage de porter plainte. Selon elle :
« personne ne prend le temps de vérifier, la plupart de leurs topics ces temps-ci ressemblent beaucoup à « cassons du féministe », en faisant beaucoup d’amalgames, et insultent en conséquence.
Et même s’il y a effectivement des sanctions, avec bannissement de certains pseudonymes, apparemment ils sont nombreux à jouer avec du multi-comptes pour pouvoir continuer à poster »
On remarque effectivement certains pseudos qui réapparaissent, avec simplement le numéro 1,2,3…8,9 selon le nombre de bannissements subis.
Sur ce point, Christophe Henner n’a pas de solution :
« Techniquement on ne peut pas les empêcher de revenir. On supprime le compte, mais l’utilisateur peut se recréer un compte avec une nouvelle adresse email.
Des moyens de contournement existent quelles que soient les solutions techniques. Même si on bannit l’adresse IP, aujourd’hui changer d’IP est facile aussi. »
Là encore, la solution avancée repose selon lui sur un travail de sensibilisation développé en amont :
« On travaille en collaboration avec l’OCLCTIC [L’office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication, qui gère notamment la plateforme de signalement des contenus sur Internet]
On publie des news sur le traitement d’affaires par l’OCLCTIC, le but étant de montrer aux utilisateurs que les propos tenus sur les forums et Internet en général ont des conséquences dans le monde réel ».
JVC, un foyer de culture misogyne ?
Ce qu’il se produit depuis quelques semaines sur ces forums est loin d’être anodin. La diffusion de propos racistes, sexistes, l’escalade de violence menant jusqu’à la publication d’informations personnelles et au harcèlement en ligne ne sont pas anecdotiques.
On assiste à une prolifération de propos haineux, et surtout à leur banalisation, ce qui pose un sérieux problème car la communauté jeuxvideo.com draine un public très jeune. Des ados de 14, 15, 16 ans arrivent tous les jours sur ces forums, qui tournent à 300 000 messages par jour selon le directeur marketing Christophe Henner.
Les propos haineux proliférant sur des topics sains, une allégorie
Faute de modération efficace et intransigeante, ces jeunes se retrouvent confrontés à des idéologies nocives, terreaux de violences qui n’ont plus rien de virtuel. Les appels au raid et au harcèlement de cibles désignées constituent une escalade plus que préoccupante.
Mar_Lard, très impliquée sur les questions de sexisme dans l’univers des jeux vidéo, a interpellé directement le directeur marketing de jeuxvideo.com sur Twitter :
Attaquer le problème à la racine
Pour Christophe Henner, axer davantage sur la répression serait contre-productif :
« Si on ferme les topics à tour de bras, ils s’en créeront d’autres, ils s’organiseront par des canaux privés [ce qu’ils font déjà, depuis que les topics les plus problématiques du week end ont été supprimés, NDLR].
Nous avons conscience du problème, nous menons des actions depuis quinze mois. On parle de faire évoluer la manière de pensée de gamins qui ont entre 15 et 20 ans, qui baignent dans une culture de haine de la différence.Ce n’est pas en les coupant de l’accès à la discussion qu’on va y arriver ».
Pour éviter que les jeunes arrivants ne se trouvent « embrigadés » dans un nid de culture raciste et misogyne, jeuxvideo.com compte sur l’influence positive d’une modération impliquée, et à l’écoute.
De l’avis de Christophe Henner, le travail engagé depuis plusieurs mois a été mis à mal par la violence de la polémique (les réactions ont été virulentes, mais il faut souligner que les détournements du tumblr harcelementderue étaient particulièrement abjectes et choquants, que les propos tenus par certains membres du forum ont été extrêmement violents).
Et si cette polémique a pris une telle ampleur, c’est aussi parce que la réaction de certains modérateurs n’allait pas dans le bon sens : « Ces modérateurs ont été pris à partie pour les mauvaises actions d’une minorité de personnes », assure le directeur marketing.
Compte tenu de la banalisation des propos racistes et misogynes sur ces forums, on peut cependant interroger l’efficacité de cette stratégie :
Un extrait des résultats de recherche sur le 18-25 sur jeuxvideo.com sur le mot « salope » dans le titre. BEAUCOUP de résultats en 3 jours de temps.
Et pourtant, et il est important de le préciser, ces forums ne sont pas un rassemblement de fous furieux.
Le problème vient d’une minorité de membres, qui polluent toute la communauté avec des discours racistes, misogynes, de haine de la différence en général.
Ils sont peu nombreux, mais suffisamment actifs pour entraîner dans leur sillage d’autres membres, plus jeunes, plus influençables, et gangréner ainsi toute la communauté.
Si jeuxvideo.com compte miser sur la pédagogie pour assainir ses forums, c’est ce noyau d’activistes toxiques qu’il faudra commencer par neutraliser.
Pour aller plus loin :
- Mar_Lard et A-C Husson, deux féministes de la nouvelle génération
- Sexisme chez les geeks : l’émission d’Usul et Mar_Lard en replay
- Anita Sarkeesian VS 4chan : le fight sur fond de sexisme
- Anita Sarkeesian, le féminisme et la pop culture
- Laci Green et Anita Sarkeesian victimes de harcèlement
- Le tueur misogyne n’était pas fou, juste misogyne
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