Inassouvies, nos vies (éd. Flammarion), c’est l’histoire de Betty, une jeune femme qui, un jour, décide de trouver des réponses à ses questions en observant ses voisins. Très vite, elle va se lier d’amitié avec une vieille dame, Félicité, qui sera envoyée contre son gré en maison de retraite. Le lecteur se rendra compte, en même temps que Betty, qu’à force de trop s’impliquer dans la vie des autres, on finit par y être aspiré…
Avec beaucoup de poésie et d’émotion, Fatou Diome partage ses amours, ses colères, ses interrogations et surtout ses manques à travers l’histoire de Betty.
C’est une Fatou Diome chaleureuse et rieuse que j’ai rencontrée, et qui m’a emmenée bien plus loin que là où m’avait entraîné son roman. Le résultat de cet entretien lui est assez fidèle, un patchwork de ce qui lui tient à coeur : sa grand-mère, la littérature, l’avenir du monde, la musique…
madmoiZelle.com : Quel a été le point de départ pour l’écriture du livre ? L’envie de raconter une histoire ou d’aborder certains thèmes ?
Fatou Diome : Le titre (Inassouvies, nos vies, ndlr) ! C’est-à-dire les manques dans la vie, ces petites choses qui nous manquent et avec lesquelles il faut vivre. Ce n’est pas le manque au sens insatisfaction, mais c’est juste la conscience que quoi que je fasse il y a quelque chose qui n’est pas complet.
madmoiZelle.com : Donc ça vient d’une réflexion personnelle…
Fatou Diome : Oui, et ensuite les personnages sont venus.
Ca vient aussi de mon lien avec ma grand-mère. Elle m’a élevée et on a toujours un contact très privilégié. Quand je suis arrivée en France, j’ai été frappée par la situation des personnes âgées qui partaient en maison de retraite. Je me souviens très bien des tout premiers mois, c’était quelque chose qui me rendait tellement triste…
madmoiZelle.com : Votre regard sur la vieillesse vient de votre histoire personnelle, de votre culture, ou d’une sensibilité particulière ?
Fatou Diome : Je pense que c’est parce que, dans ma tête, il n’y a pas ce clivage des générations. Moi, j’ai grandi avec des vieux. Mes grands-parents, je les ai toujours connus dans l’état que les gens appellent « vieux ». J’ai grandi avec eux en voyant des gens vaillants, travailleurs, gentils, disponibles… Des vrais éducateurs. Ma grand-mère, c’était pas un pot de confiture, loin de là ! Elle avait une éducation pour moi très rigoureuse, très stricte. Elle avait vraiment des exigences, quoi.
Aujourd’hui, elle a 94 ans, une pêche d’enfer et la colonne vertébrale bien droite ! Et je vois le respect qu’on lui donne : elle est au milieu de la famille, tout tourne autour d’elle, c’est vraiment la matriarche. A l’inverse, j’observe les dames qui ont son âge, en Europe, et qui ne bénéficient pas de cette considération-là. On n’a même pas le temps de les écouter, tout de suite c’est : « ohlala mamie elle radote ! ». Or moi je trouve que c’est important que mamie radote, parce que c’est primordial de pouvoir se souvenir et de revivre les choses. Je parle comme une mamie (rires) ?
madmoiZelle.com : Je voudrais qu’on parle du personnage de Betty, l’héroïne de ce roman. Je pense maintenant qu’il est beaucoup inspiré de vous…
Fatou Diome : (rires) Betty est folle ! Elle m’amuse beaucoup. Elle tient son nom de Betty Boop, elle a les mêmes grands yeux. C’est quelqu’un qui ose regarder la vie, quitte à avoir mal aux yeux.
madmoiZelle.com : Vous donnez peu d’informations sur elle…
Fatou Diome : Oui, justement c’est important. Betty c’est une loupe, elle regarde juste les autres vivre.
A un moment donné, cette Betty, c’est un peu Fenêtre sur cour, sauf que dans le film d’Hitchcock, quand il y a une menace, on peut fuir par la porte. Elle, Betty, elle analyse le mal de vivre. Quand vous avez le mal de vivre comme terreur, vous ne pouvez pas vous échapper car c’est en vous que se loge ce mal de vivre. Betty dit que pour nous sauver de notre mal de vivre, il faudrait carrément nous extraire de nous-même. Personne ne peut nous extraire de nous-même ! Que notre quotidien nous plaise ou pas, nous sommes obligés de faire avec.
Et Betty est là, elle regarde l’immeuble d’en face, et dit « on appelle ça des lieux de vie », toutes ces fenêtres, ces appartements. Mais vivre ça occupe quelle superficie ? Finalement c’est quoi vivre ? Est-ce qu’on ne vit pas au bureau ou à l’usine ? On se trompe en parlant de lieu de vie, la vie personne ne peut l’emprisonner, elle se passe partout. Betty s’interroge sur ça. Et Betty regarde la vie des autres en pensant qu’elle va en tirer des leçons pour mieux organiser la sienne, mais elle va se tromper et se retrouver happée par la vie des autres. Les autres sont exactement comme elles, chacun essaie de gérer ses manques, ses carences, ses difficultés à être. Et cet imbécile de Shakespeare qui dit « être ou ne pas être » ? C’est pas ça le problème ! S’il s’agissait de choisir d’être ou de ne pas être ce serait facile, nom de Dieu (rires) ! Le vrai problème c’est être sans être. C’est exister sans savoir une existence. Il ne suffit pas de vivre pour avoir une existence !
madmoiZelle.com : D’ailleurs, elle a aussi des colères cette Betty, sur la situation économique de l’Afrique par exemple. Et au moment où elle pique son coup de gueule justement, il n’a pas encore été dit qu’elle vient du Sénégal. On l’apprend après…
Est-ce que ce sont vos colères, ou est-ce que ce sont celles que vous construisez en même temps que vous créez vos personnages ?
Fatou Diome : On ne sait pas que Betty est sénégalaise parce que je voulais que la révolte de Betty puisse être la révolte de n’importe qui d’autre, africain ou pas. Nous allons vivre ensemble ou périr ensemble. Avec la mondialisation, l’avenir de l’Afrique est chevillé à l’avenir de l’Europe, qui est chevillé à l’avenir de l’Asie, etc. Si on laisse l’Afrique couler, on va tous couler et c’est pour ça que dans le livre, qu’elle soit noire ou verte ou bleue n’était pas important. C’était dans la démarche esthétique une manière de dire que quand il s’agit d’aborder les problèmes humains, ce n’est ni l’origine, ni la couleur qui compte, c’est juste le dénominateur commun de l’être humain : sa sensibilité.
Et notre dénominateur commun aujourd’hui, c’est aussi ce monde que nous partageons. Son avenir, qu’on soit en Afrique ou en Europe, nous concerne tous. Et si le bourgeois européen dort tranquille alors que l’Afrique va mal, un jour, il va payer les pots cassés. Il faut rappeler aux gens que leur sort quand ils sont installés avenue Foch à Paris peut être lié à celui de personnes qui vivent dans une petite rue du Bangladesh.
madmoiZelle.com : Parlons maintenant de la musique du livre. Dans les premières pages, vous livrez une sélection de titres, « l’ambiance musicale du livre ». Vous voudriez que les lecteurs se l’approprient comment ?
Fatou Diome : Qu’est-ce que ça me ferait plaisir qu’ils l’écoutent ! Pour voir dans quelle ambiance j’étais. Parce que la musique, pour moi, elle est purement émotionnelle. Elle est sensation. On n’a pas besoin de parler, et c’est pour ça que j’ai choisi des musiques instrumentales.
Il y a la kora (instrument de musique africain, ndlr) par exemple, 21 cordes qu’il faut mettre en harmonie avec une calebasse et une peau de gazelle. Il faut centrer toute son énergie autour de ces 21 cordes pour en sortir quelquechose de beau et de poétique.
Et puis, évidemment, il y a le concert de Keith Jarrett à Köln, qui est pour moi la métaphore de la vie : l’improvisation. Tous les jours, on improvise. Le matin on ne sait pas ce que le destin va poser sur notre chemin et pourtant il faudra faire avec.
madmoiZelle.com : Dans quel état d’esprit aimeriez-vous que les lecteurs referment votre livre ?
Fatou Diome : En ayant des interrogations, comme moi je l’ai commencé ! Parce que j’écris par impuissance. Je me dis que si je ne peux pas changer les choses, je ne suis pas pour autant obligée de tout accepter. J’ai le droit de dire : « Je ne suis pas d’accord ! ». C’est une manière de refuser certaines complicités, que mon silence pourrait laisser imaginer. Il y a des choses qui m’interrogent, me bouleversent, et je n’arrive plus à garder mon calme sur ces choses-là. Je ne pense pas qu’on écrive parce qu’on est fort en fait, je crois qu’on écrit parce qu’on est un peu plus fragile et sensible, et que sur certaines choses on ne peut pas se taire… et BOUM ca sort comme une cocotte minute. J’essaye de le dire d’une manière un peu poétique, avec un peu de douceur et de sourire… pour ne pas en pleurer finalement.
madmoiZelle.com : Dans votre roman, vous parlez du caractère très intime de la lecture. Au risque d’être intrusive, j’ai envie de vous demander quelles sont vos lectures favorites ?
Fatou Diome : Je lis beaucoup les anciens. Je ne saurais que conseiller des lectures de Marguerite Yourcenar. J’ai relu L’Oeuvre au noir cet été. Pour moi, c’est la légende du style ! Je ne lui arriverai peut-être jamais à la cheville, mais juste savoir que c’est un phare, là, devant moi, et que je peux marcher dans cette direction, je trouve que ça aide déjà à mieux écrire. Pour moi, à chaque fois, c’est une grande leçon.
En ce moment, je relis L’enfant brûlé de Stig Dagerman. Heureusement que je l’ai lu après avoir écrit Inassouvies nos vies parce que sinon je n’y serai pas arrivé. Il a tout dit lui ! Et je conseille et reconseille depuis toujours Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Ce livre-là, 22 pages, pour moi, c’est un condensé de ce qui pousse à écrire, un regard que l’on pose sur le monde, pour enfin admettre que les autres ont eux aussi des douleurs à gérer. Une consolation, une écoute mutuelle peuvent nous aider, mais il ne peut pas y en avoir qu’un seul pour porter la détresse des autres, parce que chacun a la sienne. Ce n’est pas de l’individualisme, juste une conscience partagée de l’incapacité à imposer le bonheur.
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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