Sur la plupart des formulaires administratifs, on n’a pas d’autres choix que de cocher la case « homme » ou celle « femme ». Or, les identités et expressions de genres sont beaucoup moins binaires que cela.
D’après une enquête de 20 minutes publiée le 21 février 2018, menée en France auprès des 18 à 30 ans, 13% des personnes sondées ne s’identifient ni comme homme, ni comme femme. Certaines s’identifient comme « no-gender » (8%), d’autres préfèrent le terme « gender-fluid » (11%). 36% du panel se reconnaissent dans le terme de « non-binaire ».
Depuis 2014, les personnes qui utilisent Facebook peuvent choisir parmi plus de 50 options de genre, dont « Agender » (agenre) ou « Gender Variant » (dont le genre varie). Et ce n’est qu’un exemple de réseau à offrir un large panel de choix.
On peut se définir en dehors de la binarité. Le genre n’est pas forcément une alternative entre deux propositions, homme et femme : beaucoup d’autres identités existent, puisqu’il s’agit d’un vaste spectre.
Quel langage pour exprimer la non-binarité
Difficile d’échapper à la binarité du genre lorsqu’elle est reflétée jusque dans le langage. Si la plupart des personnes interrogées utilisent le « them » singulier en anglais, la langue française n’offre pas les mêmes facilités.
Certaines personnes non-binaires utilisent « ille », « iel/yel », ou « ol » mais le problème ne disparaît pas pour autant, puisque beaucoup d’adjectifs sont genrés. En outre, ces options ne satisfont pas tout le monde… Morgan explique :
« Je n’aime pas ces pronoms car ce sont des mélanges entre il et elle. Je ne suis pas “un peu des deux”, je suis en dehors de ce binaire-là. »
Ils présentent aussi le défaut d’être peu compréhensibles à l’oral : « en général on pense que j’ai un défaut de prononciation », explique Lux, qui alterne les pronoms et invente même des accords comme « théâtreuxe » (une personne qui fait du théâtre).
Alterner est une stratégie assez courante chez les personnes non-binaires. D’autres s’en tiennent à un pronom.
Parfois, par commodité, c’est celui qui leur a été assigné à la naissance, comme pour Laure ; toutefois, si à l’écrit elle s’accorde au féminin, il existe un neutre dans sa langue maternelle… la langue des signes !
Certaines personnes préfèrent le pronom inverse de celui qui leur a été donné, comme Morgan.
« Dans un monde idéal où on m’aurait pas assigné de genre à la naissance, j’utiliserais n’importe quel pronom indifféremment — c’est d’ailleurs ce que je faisais à une époque.
Mais au vu de mon vécu de personne assignée meuf, quand on m’assigne le genre féminin ça fait écho à tout un tas de violences. J’utilise “il” car je n’ai pas été assigné mec de façon coercitive. »
Comment sait-on qu’on est non-binaire ?
À quoi tient notre genre ? La question n’est pas évidente. Par exemple, il existe des femmes aux cheveux courts, des femmes qui ne portent pas de jupe, détestent le rose, ne sont pas douces ou n’aiment pas le shopping.
Certaines disent « je suis une femme parce que j’ai un vagin/un utérus/deux chromosomes X, c’est tout ». Mais cette définition biologisante est incomplète, puisqu’il existe des femmes avec un chromosome Y, des femmes sans utérus, des femmes avec un pénis… Être une femme ou un homme tient surtout de constructions sociales. Ce qui amène Morgan à tenter de définir ainsi la non-binarité :
« On vit dans une société telle que notre langage ne fournit pas les outils nécessaires pour décrire les expériences des personnes trans.
Si j’essaie, ça se traduit en termes de sentiment d’imposture quand je me présentais au féminin, sentiment de travestissement quand je m’habillais “en meuf”. »
Pour Morgan, être non-binaire c’est surtout ne pas être une fille (le genre qu’on lui a assigné à la naissance), mais ne pas vraiment s’identifier comme un garçon non plus.
« Je n’arrivais pas à socialiser en tant que fille. Au-delà de “je voulais jouer avec les garçons”, il y a tout un tas de codes sociaux, de règles de la communication entre meufs que j’étais incapable d’assimiler.
Tu attends d’une femme une façon d’interagir différente de celle d’un homme, différentes façons d’utiliser le langage non-verbal, différents référentiels de ce qui se fait ou ne se fait pas.
Par exemple, j’étais trop direct pour socialiser en tant que fille. On attendait de moi que je prenne des pincettes, que je ne dise pas les choses trop franchement et j’en étais incapable. »
Ne pas se sentir homme, et ne pas se sentir femme
Cé décrit une expérience assez proche : assigné garçon, ille a toujours eu l’impression de « faire partie du groupe des filles », sans en être vraiment une. Aujourd’hui ille se décrit en français comme « non-binaire ».
« Je cite notamment Kate Bornstein quand elle dit qu’elle “ne se sent pas femme et qu’elle sait qu’elle n’est pas un homme”. C’est un peu la façon dont je me sens et cette phrase le résume très bien.
Il y a aussi le rapport aux rôles sociaux : je ne me vois pas du tout en “homme qui fait carrière” ni en “père de famille”… »
En plus de ne pas être binaire, l’identité de genre peut varier. Lux se définit ainsi comme « fluide » :
« Non seulement je me sens en dehors d’une binarité genrée, mais en plus mon identité va évoluer sur différentes parties de ce spectre, même si mon expression de genre extérieure est surtout hardfem.
Ce terme désigne des codes féminins traditionnels mais dans un registre “agressif”, par exemple des robes toutes mignonnes portées avec des rangers et le crâne rasé ! »
Comme Lux, de nombreuses personnes non-binaires se sentent plus masculines ou plus féminines selon les jours.
Quand le genre neutre a des bases biologiques
Laure, quant à elle, se considère « de genre neutre » car elle est « à la fois une femme et un homme » au niveau biologique.
Si elle a été prise pour une fille à la naissance et a commencé à développer des seins à la puberté, elle a aussi eu de la barbe et la voix qui muait — sans compter des règles qui ne venaient pas, faute d’utérus.
Elle a d’abord pris un traitement hormonal car assumer sa non-binarité était difficile à l’adolescence, mais l’a depuis arrêté :
« Je ne me reconnaissais ni dans le genre féminin ni dans le genre masculin. Je ne voyais donc plus l’intérêt de prendre un traitement pour maintenir un sexe hormonal conforme à mon sexe identitaire. »
Les identités de genre sont plurielles !
Karine Espineira, co-fondatrice de l’Observatoire des Transidentités, nous explique :
« Je parlerais des identités non-binaires au pluriel. Si le référent est le binarisme homme-femme, il est débordé par des identités trans, elles-mêmes plurielles.
Les autodénominations transgenres, transsexes/transsexuelles (regroupées sous le terme transidentité) sont aussi débordées par des identités dites « autres » ou “alternatives ». »
Le regard des autres sur la non-binarité
La non-binarité n’est pas forcément évidente à expliquer à l’entourage, surtout s’il n’est pas sensibilisé. La plupart du temps les proches sont au courant, ainsi que les amis les plus ouverts — souvent issus de milieux militants et/ou rencontrés sur Internet.
Dans l’entourage de Lux :
« Ça va des gens pas vraiment proches, mais qui ont compris l’idée après m’avoir entendu répéter que de toute façon je ne suis pas une fille/un garçon, à ceux qui, sans même que je leur en parle, pensent que j’ai un problème dans ma tête avec ma “féminité” (dont mes parents)…
Ceux-là pensent souvent que “tout ça” — y compris mon féminisme et mon militantisme — n’est qu’une lubie passagère. »
Pour sa part, Laure ne se reconnaît pas dans le genre féminin mais continue à se présenter ainsi par commodité, surtout dans le monde professionnel.
Avec ses amis proches, elle est plus ambiguë, mais ne fait jamais clairement mention d’un choix de genre.
« J’aime bien être féminine, je trouve ça joli. Mais c’est un choix esthétique plus qu’identitaire. Je ne suis pas de genre féminin.
Il m’arrive de m’habiller en homme. Pour moi ce n’est pas un travestissement. Je suis “entre les deux” mais légèrement plus de genre féminin.
Je suis neutre, du point de vue du genre. Je n’existe que par la description que les gens veulent bien faire de moi.
S’ils me décrivent majoritairement comme une femme, ça me convient. Si demain ils me décrivent majoritairement comme un homme ça me convient aussi.
J’ai conscience que pour qu’un basculement s’opère, il faudra que je le décide. Mais si je débarquais dans une nouvelle ville en m’appelant Laurent et en m’habillant autrement, je ne suis pas sûre que ça choquerait grand-monde. »
Revenons à Morgan. Cela fait maintenant trois ans qu’il est « sorti du placard », et a arrêté de se présenter comme une fille.
Aujourd’hui, avec son visage fin, ses cheveux courts et ses gilets d’homme un peu rétro, on lui donne parfois du « monsieur », parfois du « mademoiselle ».
« J’ai la prétention de n’être pas genrable : quelque soit le genre que m’attribuent les gens, ils se trompent.
Ce n’est pas toujours évident. Par exemple si tu es dans le placard, qu’on t’a toujours assigné fille, c’est difficile d’avoir réellement le sentiment qu’ils se trompent. Ils se sentent dans leur bon droit, tu te sens faible et “découvert”.
Maintenant, je sais qu’ils n’ont pas confiance dans leur façon de me genrer, que quoi que je leur dise ils vont rectifier, que c’est moi qui suis en contrôle de mon genre. »
Aujourd’hui, dans sa vie quotidienne, et notamment à son travail, Morgan se sent mieux : ni lui ni son entourage n’attendent de lui qu’il joue le rôle d’une femme.
Toutefois, il ressent toujours un malaise lorsqu’on le prend pour une fille et qu’on attend de lui qu’il joue ce rôle — chez le coiffeur par exemple.
La binarité n’est pas une évidence
Certaines personnes remettent en cause la binarité du genre en elle-même, comme Elliott :
« Honnêtement je ne sais pas vraiment pas du tout ce que sont un “homme” ou une “femme” à part des constructions sociales.
Que ça soit au niveau génétique — les personnes intersexes — ou autre, la notion de binarité n’existe vraiment pas à mon sens.
Du coup je ne suis pas binaire parce que je ne suis ni un homme, ni une femme, parce que les hommes et les femmes sont des notions qui n’existent pas dans ma conception du monde. Ce sont des trucs très abstraits.
Il existe des êtres, pas des genres et/ou des sexes. »
Lui-même, assigné fille à la naissance, a changé de prénom et de pronoms pour correspondre à sa représentation de lui-même, qui correspond à une présentation sociale masculine.
Kevin aussi a toujours eu du mal à comprendre la « différence des sexes » :
« Pour moi, homme ou femme, ça n’a jamais eu vraiment d’importance. Quand j’étais gosse, je ne savais pas que ça existait.
Au collège, on m’a vaguement dit que les filles avait un zizi différent du mien, mais comme je n’en côtoyais pas, je m’en foutais. »
Élevé par des parents très traditionalistes pour qui les rôles de genre étaient très forts (papa travaille, maman cuisine), il avait paradoxalement du mal à saisir les différences hommes/femmes :
« On m’avait dit que c’était normal, que c’était ça la famille, mais chez les autres personnes c’était autre chose. On me disait qu’il y avait une différence, mais je ne la voyais pas. »
Après une relation amoureuse avec une personne androgyne, et la lecture de beaucoup d’articles sur Internet, Kevin est un peu plus au clair sur son identité de genre :
« À présent je pense — je ne suis pas encore sûr — que je suis peut-être androgyne par mon apparence et ma personnalité, mais qu’au final je suis humain. »
Cette vision des choses est sans doute plus répandue qu’il n’y paraît, puisque sans aller jusqu’à se définir comme « non-binaires » beaucoup de personnes expliquent ne pas se sentir entièrement homme ou femme.
Je laisse le mot de la fin à Cé, qui cite Kate Borsntein dans la conclusion d’une lettre à ses frères et sœurs :
« Personnellement, je pense qu’aucune question contenant « soit X /soit Y » ne mérite de réponse sérieuse, et cela inclut la question du genre. »
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Les Commentaires
On m'a longtemps raconté que la société avait évolué et je me suis donc affiché.e comme trans non-binaire très tôt, sur les réseaux.
Aussitôt, j'ai été assailli.e d'insultes transphobes et, plus largement, LGBTphobes.
Je déconseille donc aux personnes LGBT pas préparées à tout ça, de s'abstenir de faire son co (coming-out) d'un coup, sans être sûr d'être acceptée, ou alors dans un endroit où vous vous sentez totalement en sécurité.
Comme dans la vie de tous les jours, quoi !
Bonne chance