Edit du 17 octobre 2012 : Cinquante nuances de Grey (ça ne s’invente pas) sort aujourd’hui en français, l’occasion de relire ce formidable papier !
Article du 19 juin 2012 :
Les trois livres les plus vendus en 2012 aux États-Unis sont respectivement Fifty Shades of Grey, Fifty Shades Darker et Fifty Shades Freed, écrits par E. L. James, une quadragénaire anglaise. Il s’agit d’une trilogie de romans pornographiques qui cartonne chez la gent féminine hétérosexuelle outre-Atlantique. Angelina Jolie a déclaré vouloir réaliser l’adaptation cinématographique prévue pour l’année prochaine, tandis que Bret Easton Ellis ne cesse de tweeter qu’il aimerait écrire le scénario du film. Chez nous, le premier volume sortira en octobre chez les éditions J.C Lattès, qui se frottent déjà les mains.
Autant dire que c’est le moment ou jamais de vous briefer sur le sujet, histoire de savoir de quoi on parlera cet automne. Pour ça, je me suis infligé la lecture du premier volume en même temps que je remontais aux origines du phénomène. Suivez le guide.
De Twilight au best-seller
Fifty Shades of Grey a débuté son existence sous la forme d’une fan-fiction érotique de Twilight. À cette époque, les héros étaient Edward et Bella, le titre Master Of The Universe et l’auteur sévissait sous le pseudonyme de Snowqueen Icedragon (sans déconner). La fan-fiction fleuve racontait la passion torride et un tantinet sado-masochiste des personnages de Twilight, jusqu’à ce que l’administrateur du site où était hébergé le feuilleton ne supprime le texte, trop « osé ». L’auteur, E. L. James, changea alors le titre du texte et remit en ligne le nouvellement nommé Fifty Shades of Grey sur son propre site ; motivée par la bonne réception de la fan-fiction, elle décide d’en faire une œuvre originale et gomme toute référence à la saga vampirique de Stephenie Meyer.
La nouvelle version du texte raconte l’histoire de Anastasia Steele, une jeune et timide étudiante, qui se retrouve objet de l’affection de Christian Grey, un sublime millionnaire à l’appétit sexuel particulier. En effet, Grey est tout en nuances (« shades » en anglais… ça y est, vous percutez ?) et aime dominer, dans la vie comme dans la chambre à coucher. Submergée par ses sentiments, Anastasia accepte de se faire fesser et malmener, jusqu’à ce qu’orgasmes multiples s’ensuivent. D’où une bonne douzaine de scènes de sexe, plus ou moins longues (d’une à quarante pages). Mais est-elle prête à tout accepter pour le (ténébreux) homme qu’elle aime ? HOU LA LA PRESSION BON SANG !!
Boosté par sa sulfureuse notoriété, le roman autopublié (impression à la demande et ebook) cartonne, se vendant par brouettes entières. Les femmes de trente ans semblent particulièrement apprécier ce récit osé et sans grands conflits. On impute à Fifty Shades… une partie de la montée en puissance des ebooks, puisqu’il semblerait que les lectrices préfèrent le lire dans le métro sans que leurs voisins ne puissent le savoir. J’ai moi-même croisé une petite rousse coincée dans des habits de bureau, en train de pincer les lèvres en lisant le deuxième tome dans le métro parisien. Je l’ai jugée si fort, mais si fort… Tout en lisant moi-même Fifty Shades of Grey
sur mon eReader, mais en douce, pas fou, hé !
Le succès aidant, la saga de E. L. James est rééditée par un éditeur « normal », et continue son inexorable ascension. Les observateurs américains y voient le renouveau de la littérature érotique pour femmes adultes hétérosexuelles, une sorte de second souffle pour un genre trop longtemps ghettoïsé. Dans le même temps, les critiques littéraires commencent à attaquer le livre. Car, méga surprise, c’est quand même globalement très mauvais.
Fifty Shades, une saga littéralement médiocre
Sur le fond, ça reste très gentillet et puritain. L’héroïne est terrifiée à l’idée d’être fessée, ne sait pas comment réagir face à un martinet, et passe le livre entier à être troublée par tout et n’importe quoi. Les fans de BDSM seront dépités de n’y trouver aucun jeu d’humiliation, aucune soumission autre que physique, et là encore on reste dans des pratiques très soft, le mode « facile » de la dépravation. Question ouverture d’esprit et pratiques alternatives, laissez tomber, vous n’apprendrez rien. De plus, le seul enjeu de tout le livre est de savoir si l’héroïne va céder. Pas de menaces de mort, pas de grands déchirements, c’est aussi vide que ça. Le cliffhanger final est d’ailleurs on ne peut plus artificiel, puisque le chemin n’est pas semé d’embûches. J’ai vu plus de pression dans les téléfilms de l’après-midi pour ma grand-mère sur M6.
Sur la forme, c’est véritablement dégueulasse. Comme E. L. James s’est auto-éditée, elle n’a pas bénéficié de la plus élémentaire des relectures, et n’en a pas voulu lors de son arrivée dans une « vraie » maison d’édition. On trouvera donc des tonnes de répétitions (l’héroïne rougit deux fois par page, se mord les lèvres tous les trois paragraphes), des séquences qui traînent en longueur (avec des transitions narratives carrément branlantes, c’est le cas de le dire) et des procédés littéraires complètement crétins (l’héroïne discute avec sa « déesse intérieure »). Et je vous passe les idées de mauvais goût, comme ce moment où Christian Grey arrache d’un coup sec le tampon hors des cuisses d’Anastasia, qui en gémit de surprise/plaisir. J’ai aussi une tendresse particulière pour la scène du restaurant, où Ana suce une asperge dans le but d’exciter son amant. Grand moment de rire gêné.
Vous reprendrez bien un peu de littérature édulcorée ?
Alors oui, c’est nul. Autant sur le fond que sur la forme, on a affaire à de la littérature light, du sexe light, du style light. Mais ça se laisse lire, si on ferme les yeux sur la connerie globale du truc, ça fait très bien le boulot, et on tourne les pages, de scène de sexe en terrible révélations sur Christian Grey et ses nuances (hi hi hi !). Le succès de Fifty Shades of Grey est dû à un tas de petits hasards accumulés : un bon démarrage dans la fan-fiction, le bouche-à-oreille, le fait de combler un vide littéraire, l’emballement médiatique. La sortie française étant imminente, on va en bouffer pendant un bon moment, sans parler des films qui vont débarquer dans la foulée.
Après Twilight et Hunger Games, la trilogie Fifty Shades est le nouveau tsunami littéraire féminin à nous tomber sur le coin de la tronche, l’intrigue en moins, le sexe en plus. Soyez prêtes, choisissez votre camp (dignité ou abandon), c’est pour bientôt.
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Les Commentaires
Je suis pourtant bon public ( quoique 5 ans d'études de lettres) mais là faut pas déconner, même un album pour enfants est plus crédible. Bref, si je veux lire de l'érotisme je m'en tiendrais à Anais Nin. Promis.