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Avec Je serai le feu, Diglee part à la recherche des poétesses disparues

Dans Je serai le feu, une anthologie de poésie à la fois érudite et très personnelle, Diglee nous embarque dans l’œuvre d’une cinquantaine de poétesses, connues et méconnues.

« Andrée Chedid, c’est une meuf », « Des lycéens atterrés d’apprendre qu’Andrée Chedid est une femme »… En 2019, au bac de français, les lycéens lycéennes sont invitées à commenter Destination : arbre, un poète de l’autrice Andrée Chedid. Malgré le « e » à la fin de son prénom, beaucoup d’entre elles et eux pensent qu’il s’agit d’un homme.

Et peut-on leur en vouloir, quand les autrices sont encore absentes de la majorité des programmes de collège et lycée ?

L’autrice de BD et romancière Diglee a fait le même constat il y a quelques années en écoutant Christian Bobin parler de la poétesse Anna Akhmatova à la télévision. Dans l’introduction de Je serai le feu (paru aux éditions La ville brûle), elle écrit :

« Si les vers de [Rimbaud] et des poètes surréalistes ont coloré ma vie, j’ai fait il y a quelques années un terrible constat : je n’avais jamais lu de poèmes écrits par des femmes. »

« Il existe encore une croyance extrêmement misogyne que l’excellence est masculine »

Suite à cette épiphanie, elle prend une décision : elle consacrera le défi d’Inktober 2017 (défi destiné aux illustrateurs et illustratrices qui consiste à faire un dessin à l’encre chaque jour au mois d’octobre) à la poésie. Aux poétesses, plutôt.

Chaque soir, elle s’installe donc au cœur des nuits froides de l’automne, un podcast dans les oreilles, pour illustrer un vers écrit par une femme. 

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La poétesse Andrée Chedid, par Diglee (Instagram)

L’illustratrice se lance alors dans un immense jeu de piste sur les traces d’un matrimoine invisibilisé. Alors que les anthologies sont, comme elle le souligne, composées « à 80% d’hommes », elle est étonnée de découvrir autant de poétesses, de toutes les époques, comme elle le confie à Madmoizelle :

« Je n’avais aucune piste. Alors je suis allée sur beaucoup de sites, notamment celui de la Poetry Foundation. À chaque fois que je trouvais une poétesse, je notais aussi les autres noms de femmes qui apparaissaient dans sa biographie. »

Amatrice de livres anciens, elle écume aussi les bouquinistes parisiens et au gré des rencontres étend toujours plus le champ des possibles — « L’“avantage” du sexisme c’est que les femmes ne coûtent pas cher sur le marché de la revente », explique-t-elle. Son appartement croule bientôt sous les recueils. 

L’abondance des noms qu’elle découvre est une source de joie et de frustration.

« Quand j’en étais encore à la phase de recherche pour les Inktober, je pensais que j’allais peu en trouver. Je me trompais. Plus je tombais sur des pages et des pages de biographies de femmes incroyables, plus j’étais en colère de ne pas les connaître.

Je n’arrêtais pas de me demander où était le caillou dans le rouage.

Puisqu’elles ont écrit, puisqu’elles ont réussi à se battre, puisqu’elles ont été reconnues (plusieurs ont obtenu des prix Goncourt, prix de l’Académie française, ndlr), pourquoi sont-elles absentes des anthologies et manuels ? Parce qu’il existe encore une croyance extrêmement misogyne que l’excellence est masculine. »

Certaines autrices, comme Simonne Michel Azais qui a écrit un recueil de poèmes érotiques, ont tout simplement disparu sans laisser la moindre trace biographique.

« J’ai une approche très intime à ces textes »

Sur Instagram, son Inktober (qu’elle tient deux années de suite) passionne. Diglee sort la poésie de son carcan élitiste ; avec ses illustrations incarnées, elle donne une seconde vie à ces vers parfois oubliés.

« Beaucoup de personnes me disaient qu’elles avaient gardé un mauvais souvenir de la poésie à l’école, qu’avant elles se sentaient exclues de cet art et qu’elles découvraient soudainement qu’elles pouvaient l’apprécier. »

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Un vers d’Annie Le Brun par Diglee (Instagram)

Diglee prône une lecture déculpabilisante, où la compréhension d’un vers n’est pas le plus important. On apprend, au fil des autrices, à se laisser porter par les sonorités, les univers. 

Dans les introductions de chaque poétesse, elle tisse des liens avec ses propres expériences, raconte le fil émotionnel ou même sensoriel qu’elle tisse entre elle et les mots des autrices.

« Je donne à voir des poèmes, certains dont la forme est très accessible, d’autres beaucoup plus ampoulés et dans les deux cas je veux vraiment dire aux gens de se servir, de voir ce qui leur parle. »

Dans le livre, elles sont rangées en famille subjectives : les excentriques, les mélancoliques, les prédatrices, les magiciennes… Avec l’idée de les regrouper, de les ressusciter mais surtout pas de les essentialiser en prétendant qu’il existerait une « poésie féminine ».

« Ma démarche est de ne surtout pas dire qu’il y a une poésie féminine mais au contraire d’en montrer l’étendue, la diversité, la complexité. »

Comme lorsqu’elle recommande des romans sur son compte Instagram, Diglee prône un rapport personnel et fusionnel au texte et s’amuse de cet amour « déraisonnable » qui fait trembler sa voix d’émotion en évoquant Emily Dickinson ou Joumana Haddad.

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La poétesse libanaise Joumana Haddad par Diglee (Instagram)

« J’avais peur de ne pas être légitime en travaillant sur ce livre parce que j’ai une accroche très intime et peu académique à ces textes. »

Peu importe, elle assume d’être une « passeuse ». Parfois, elle raconte sa propre découverte des textes, ses petites épiphanies — comme le jour où elle est tombée sur le recueil d’Ingerborg Bachmann Toute personne qui tombe a des ailes, juste après avoir perdu un petit chat tombé de sa fenêtre.

« J’aurais bien aimé savoir que des femmes écrivent de la poésie »

Diglee aimerait tout particulièrement faire vivre le matrimoine auprès de la jeune génération.

« Quand j’étais une jeune fille, j’aurais bien aimé savoir que des femmes écrivent de la poésie. J’aurais pu le déduire, bien sûr, mais sans modèles c’est plus difficile d’y croire. »

À côté de Rimbaud et d’Eluard, on peut découvrir Joyce Mansour, Cécile Sauvage, ou les poèmes de la militante féministe et lesbienne Audre Lorde (traduits de l’anglais par Clémentine Beauvais).

Aujourd’hui, la poésie sert d’ailleurs à toute une génération pour s’engager et s’exprimer, notamment sur les réseaux sociaux. Amanda Gorman, 23 ans, est devenue célèbre en déclamant son poème à l’investiture de Joe Biden.

La forme même de la poésie et toutes les interprétations qu’elle permet est un formidable outil pour mieux habiter le monde dans lequel nous vivons.

D’ailleurs, Diglee souligne la portée féministe du vers de Claude de Burine qu’elle a choisi comme titre de ce recueil :

« “Si l’on m’aborde / Je serai le feu”… C’est quand même une belle manière de dire aux hommes : ne m’abordez pas dans la rue ! »

Autant de raisons de sortir ces mots incandescents de l’oubli.

Couveture de "Je serai le feu", de Diglee.

Je serai le feu de Diglee, en librairies le 8 octobre 2021

À lire aussi : J’aime la poésie, j’en écris et je pense que le monde en a besoin


Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.

Certains liens de cet article sont affiliés. On vous explique tout ici.

Les Commentaires

2
Avatar de Loya
6 octobre 2021 à 14h10
Loya
Et hop précommandé dans la librairie de mon quartier (j'ai si hâte !)
0
Voir les 2 commentaires

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